Mes jolies décolonies de vacances




Disclaimer: Ceci est un témoignage personnel de mon expérience au camp d'été décolonial 2016. Je ne prétends pas m'exprimer au nom des autres participants même quand je passe à la première personne du pluriel ou au pronom indéfini "on")

Depuis mon retour de la première édition du Camp d'été décolonial, beaucoup sont ceux qui dans mon entourage m'ont posé la question: "alors? c'était comment?" C'était une expérience difficilement descriptible est ma première réponse. Il fallait y être, il fallait le vivre. Il fallait physiquement entrer dans cet espace sécurisant juste fait pour nous pour comprendre. Souvent cette réponse est suivie d'un silence, pendant que j'essaie de me replonger dans mes souvenirs.

Pour moi, ce fut une oasis. Et pourtant il a fait chaud. Dieu sait qu'il a fait chaud. Ce sera peut-être la seule chose qui nous mettra d'accord avec tous ceux qui, faute de subir le racisme structurel, n'ont pas été invité à participer et qui le vivent très mal. C'était la canicule et la météo de ce week-end était encore peut-être le seul sujet de conversation garanti sans polémique.

Pour moi, la France représente un désert où les personnes racisées se débattent seules au sein d'une majorité qui nous côtoie sans nous voir, à l'ombre d'un soleil tout-puissant qui nous brûle, à l'abri d'une oppression invisibilisée qui ne dit pas son nom. Et ce que je ne percevais qu'encore indistinctement avant d'arriver au camp - les mécanismes et l'ampleur de cette oppression - me sont apparus clairement pendant chacune des présentations. Car bien avant de se retrouver devant son écran à s'inscrire à un événement décrit comme radical et communautariste par la très grande majorité de l'opinion publique, il y a plusieurs étapes à vivre.

Le racisme, on le sent d'abord dans les tripes. Voilà, on le sent. De petits pincements au coeur, à rage dans le ventre, de gorge nouée aux muscles fourbus à force de se tendre. Avant de mettre un mot sur le mal, avant que le cerveau accepte ce mot, avant d'admettre de souffrir de ce mal, il se passe des années, parfois des générations. Et avant de me retrouver dans cette salle plénière, dans ce camp d'été décolonial, à m'éventer frénétiquement avec le petit livret du programme, je n'avais pas vraiment mesuré intellectuellement l'étendue du mal qui ronge la société française, moi avec.
Certes, j'ai appris énormément de nouvelles choses et de nouveaux concepts avec lesquels j'appréhende peu à peu et de mieux en mieux le racisme mais ce n'est pas le contenu ou les intervenants du camp qui m'ont le plus marqué. Ces choses et ces concepts ne sont pas nouveaux en soi, elles l'étaient pour moi. C'est d'avoir réuni toutes ces expériences, toutes ces connaissances au même moment et au même endroit qui a rendu mes découvertes marquantes.

Ça me renvoie au moment d'épiphanie que j'ai vécu quand j'ai découvert le concept d'intersectionnalité. Mes identités avaient toujours coexisté dans une sorte de "portefeuille identitaire" comme l'évoque Pap Ndiaye dans "la Condition noire" et je ne les avais jamais appréhendées comme un tout, une pelote de fils entrecroisés, indissociables.
Alors bon quoi de neuf sous ce soleil? Rien, sauf que pour une fois, ceux qui d'habitude s'y débattent seuls se sont réunis et ont monté une petite tente à même le sable, sans clim', à l'abri du regard de ceux qui ne voient dans le soleil qu'une machine à bronzer c'est-à-dire ceux qui (difficilement hein car on ne leur a jamais appris à distinguer les couleurs) s'identifient comme blancs.
C'est un soulagement quand on réalise qu'on n'est pas paranoïaque ou hypersensible. Car dans le désert, on est tous un peu dans le doute. On se dit parfois, la nuit, que le soleil ne tape pas si dur et que les obstacles insurmontables de la veille ne sont que des mirages. Alors quand des gens qui n'ont a priori rien à avoir avec moi vivent les mêmes vexations et les ressentent pareillement. Que des gens dont on entend jamais parler à l'école ou à la télé aient mis des mots sur notre vécu, ont porté des luttes pour le faire reconnaître. Ça a été un soulagement. Je suis entrée dans la tente, je me suis posée, j'ai observé, j'ai écouté.
De l'extérieur, le camp ressemblait à un groupe comme un autre.  Les organisatrices n'ayant pas prévu de test d'indice mélanique à l'entrée, contrairement aux mensonges propagés ici et là, on formait un groupe hétérogène et diversifié. De l'intérieur, c'était une fourmilière. Des idées, des rires qui fusent de partout, des gens studieux qui notent tout, des plus nonchalants (comme moi) qui alternent débats et conférences avec siestes et parties de cartes. Peut-être parce qu'on était conscient de vivre des moments de qualité rare, on essayait tous d'être plus bienveillant, plus inclusif, plus ouvert comme pour ne rater aucune miette de ce que l'autre, qui toute l'année trace seul son chemin dans le sable du désert, pouvait nous apporter. Il y a eu de l'écoute, il y a eu des désaccords, il y a eu des coups de gueule. Et il y a eu les pleurs.

J'ai pleuré. Pleuré d'être comprise. Pleuré de comprendre intimement ce que l'autre veut dire. L'émotion planait un peu partout. Elle nous submergeait d'un coup au détour d'un échange ou d'un témoignage, quand la parole, sûre de ne pas être jugée, remise en cause ou interrompue se libérait. On pose mentalement son fardeau, on laisse brièvement tomber le masque et avec, un nombre divers d'injonctions. Des maux ancrés dans notre corps ont pu être exprimés dans le respect d'une assemblée attentive, soucieuse, solidaire.
Dans ce sens, la non-mixité voulue par les organisatrices Sihame Assbague et Fania Noël a atteint son objectif: offrir un espace et un temps pour se concentrer sur nous sans se soucier de ménager les sensibilités universalistes françaises blanches à qui il faut sans cesse donner des gages d'intégration, de républicanisme, de laïcité, de "je suis Charlie" et j'en passe. Si on était tous là, c'était pour s'écouter et apprendre les uns des autres. Tout le monde a une opinion mais pendant ces 4 jours, ce n'était que celle des premiers concernés que l'on voulait entendre.
Un dialogue s'installait après toutes les interventions. Nous n'étions pas seulement venus pour être formés, nous avions un espace d'expression alors nous nous sommes fait entendre. Cela a donné lieu à de beaux échanges, des discussions de qualité et parfois des débats tranchés. Nous sommes légitimes à parler de ce qui nous concerne et même à questionner les concepts qui prétendent nous définir. Moi qui toute l'année marche seule dans le désert français, je buvais ces paroles par tous les pores comme l'eau d'une source fraîche à même le ruisseau. Voilà, c'était ça le camp.

A ce stade, certains d'entre vous pensent sans doute que je décris un camp d'été de bisounours...

Les participants du camps d'été décolonial en action
Mais tout n'était pas rose. Loin de là. Déjà mes cheveux n'avaient de rose que les pointes, le reste était gris (il ne faut point abuser des bonnes choses). Ensuite, à part le plat de semoule merguez grillé du dernier jour, je n'ai rien pu avaler. Apparemment événement militant à un tarif abordable et gastronomie ne vont pas de pairs (qui l'eût cru?). Et puis, les discussions sérieuses il y en a eu certes, mais on a surtout beaucoup ri. (Est-ce normal de rigoler autant lors d'un événement de dénonciation du racisme et du néocolonialisme, mhm?) J'ai découvert par exemple qu'en face d'une Sihame Assbague en mode éditorialiste de BFM/Fox News, vous n'aviez aucune chance. L'atmosphère se détendait souvent au détour d'une vanne pendant la journée mais c'est surtout posée sur un banc, en se tapant une barre tard le soir après avoir remballé nos blocs et nos stylos que j'ai ressenti de beaux moments de sororité et de fraternisation.
Je pourrais continuer à écrire des pages sur la flamboyance des visages, des tenues, des postures ou sur le bonheur de rencontrer en vrai des gens qui jusqu'alors n'avaient qu'une existence numérique ou sur l'urgence qu'il y a à décolonialiser le discours politique, l'Histoire, la culture... Et enfin sur l'appréhension de retourner dans le monde où nos oppresseurs règnent en maître.
Le désert.
Repasser de sujet à objet (objet de polémiques, d'injonctions, d'assignations, de violences..).  Quitter notre tente de fortune, retrouver le soleil de plomb, chacun de son côté. Avant de repartir, on s'est pris dans les bras, on s'est rappelé d'être fort et de continuer à se battre, on s'est promis de se revoir en dehors, on s'est jeté un dernier regard. On a remercié Fania Noël et Sihame Assbague de nous avoir offert ce moment de grâce au prix de risques et de sacrifices dont elles seules mesurent l'importance et les probables répercussions. J'ai remis mon petit fardeau sur le dos, j'ai voulu repositionner mon masque d'indifférence et de bonhomie et j'ai finalement décidé de le laisser derrière moi avec mon certificat de minorité-modèle. Je n'en ai plus besoin, j'ai fini de désapprendre à faire semblant.

J'ai été au camp d'été décolonial, qui va encore croire que je suis une minorité-modèle?

ex-minorité-modèle


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